Bibliomania : livres en cours

samedi 26 mars 2011

The Crow


Présentation :

Véritable icône de la culture underground et gothique, James O’Barr a réalisé sa première œuvre, le roman graphique The Crow, entre 1981 et 1989.
La genèse de l’œuvre contribue en grande partie à sa légende, puisque c’est une tragédie personnelle qui en est directement à l’origine : après avoir brutalement perdu sa compagne, fauchée par un conducteur ivre, James utilise le dessin et la peinture comme exutoire à sa douleur. Et le résultat est tout simplement sublime.
Œuvre cathartique s’il en est, The Crow est un conte moderne gothique dont le décor est un Detroit ravagé par la criminalité, la drogue, la pauvreté, et la violence gratuite. Un esprit vengeur revenu d’entre les morts, aidé par un mystérieux corbeau, entreprend de tuer systématiquement ceux qui l’ont assassiné et ont massacré sa fiancée.

Mon avis :

James O'Barr avec Brandon Lee sur le tournage du film
Depuis des années, je connaissais le film et la destinée tragique de Brandon Lee, mais il a fallu que je regarde les bonus du DVD pour découvrir l’histoire de James O’Barr, ce qui déclencha immédiatement un vif désir de parcourir les planches de son œuvre. Mais The Crow n’est pas un recueil facile à se procurer ; j’ai dû patienter un long moment avant de pouvoir profiter d’une réimpression de l’édition US, que je m’empressai de commander sur Amazon.
Je pense que c’est déjà clair même pour ceux qui ne connaissent pas, vu ce que j’en ai déjà dit : The Crow n’est pas une « simple » œuvre de fiction ; la bande-dessinée a un caractère autobiographique, intime, personnel. J’avoue que j’avais quelques appréhensions pour aborder cette lecture : connaître l’histoire qui a donné naissance à la BD n’allait-il pas influencer mon jugement ? Sans doute. En fait, maintenant que j’ai terminé la lecture, j’en suis à peu près persuadée : ma lecture de The Crow, la façon dont je l’ai perçu, apprécié, a été très influencée par ce que je savais de l’auteur. Mais en même temps, il me semble que cette dimension de l’œuvre est primordiale, et qu’il est important de l’avoir à l’esprit pour comprendre la démarche de l’auteur.
Scan maison, un peu tordu mais bon^^
Quoi qu’il en soit, j’avais des attentes assez élevées, et… j’ai adoré. Sans doute justement à cause de ce caractère autobiographique, The Crow possède une force qui réside dans la simplicité même de l’histoire racontée. Les planches en noir et blanc, qui empruntent beaucoup à l’esthétique expressionniste et à l’imagerie gothique et romantique, sont magnifiques. Selon les pages (et même souvent à l’intérieur d’une même page), James O’Barr alterne plusieurs techniques, qui donnent au dessin un aspect qui diffère selon la dureté (ou au contraire la douceur) des traits, l’utilisation des ombres, des dégradés, des noirs, des effets de flou, des textures… Comme je n’y connais pas grand-chose, il me manque le vocabulaire pour en parler comme il faudrait, mais bon, vous avez compris l’idée (enfin j’espère !^^). Tout cela, évidemment, contribue fortement à l’ambiance du recueil : la narration alterne les scènes entre la chasse d’Eric et des séquences de souvenirs ou de rêveries où il revit son bonheur perdu avec Shelly. En fait au moment où The Crow commence, Eric est déjà en pleine quête vengeresse, et l’agression d’Eric et Shelly est montrée au milieu du recueil, dans un flash back (et je sens que des parallèles fort douteux avec un certain manga commencent à me venir à l’esprit, mais je suis d’humeur clémente et vous épargnerai ces divagations sans intérêt).
La tonalité du recueil alterne ainsi entre des moments de violence dominés par un humour très noir, et des moments de « pause » dominés par la nostalgie et un lyrisme mélancolique. Ces différentes facettes rejoignent un thème très présent dans tous les symboles qui gravitent autour d’Eric, à commencer par son maquillage de clown triste (mais arborant un sourire moqueur), à l’image des trois masques de théâtre qui décorent sa maison et qui arborent les trois expressions : joie, tristesse, colère.
On peut aussi remarquer que le mystère a une place très importante dans The Crow : beaucoup de choses restent dans l’ombre, et à vrai dire ce n’est pas plus mal car c’est la force symbolique qui prévaut, et une explication artificielle de la résurrection d’Eric ou de la nature du corbeau aurait été par trop réductrice, et trop « propre ».
Au niveau des influences, il faut au moins citer The Cure, Joy Division (d’après les propos de James O’Barr, le rock l’a plus inspiré pour The Crow que n’importe quel comic book), Arthur Rimbaud et Edgar Poe, qui font l’objet de citations tout au long du recueil.

A la lumière de cette lecture, on peut dire que l’adaptation cinématographique d’Alex Proyas a pris pas mal de libertés : le scénario a été entièrement remanié (même si la majorité des éléments de la BD ont été conservés) et étoffé, bizarrement l’ambiance du film fait plus « comic book » que celle du recueil. Bien sûr le film a été revu de manière à toucher un public assez large. Cependant, sur le fond, l’adaptation ne trahit pas l’œuvre d’origine, au contraire elle reste très respectueuse de l’esprit de l’œuvre de James O’Barr et lui rend un bel hommage. Le montage (un des points forts de la réalisation, il faut dire que The Crow est le premier long-métrage du réalisteur, qui jusque-là avait réalisé des clips musicaux) rappelle beaucoup la construction des séquences dans la BD ; la BO de Graeme Revell (à laquelle plusieurs groupes, dont The Cure et Nine Inch Nails, ont participé) est fantastique ; et la performance de Brandon Lee, manifestement très inspiré par le rôle (j’ai cru comprendre qu’il était un lecteur enthousiaste de la BD), en fait l’incarnation parfaite du personnage. Malheureusement cette incarnation aura été la dernière de sa carrière, puisqu’il est mort accidentellement en plein tournage.

Pour finir, deux vidéos : la première est une fanvid que j’ai trouvée par hasard sur Youtube, qui alterne des images de la BD et du film (avec en fond musical les Foo Fighters, Let it die) ; la deuxième est la preview de Sundown, « western gothique » et dernier opus en date de James O’Barr.

dimanche 20 mars 2011

Germinal


Auteur : Emile Zola
Catégorie : roman
Genre : drame, naturalisme
Année de publication : 1885
Edition : Pocket Classique
Année d’édition : 2009


Résumé de quatrième de couverture :

Pour suivre le destin d’Etienne Lantier, Zola visite les bassins houillers, descend dans les puits, étudie Marx et Proudhon, s’informe sur les luttes prolétariennes.
Mineur à la fosse du Voreux, dans le nord, Etienne prend pension chez les Maheu, ouvriers de père en fils. A leurs côtés, il lutte pour leur émancipation et, lorsque la grève éclate, il tente vainement d’organiser la lutte sociale. Mais la faim entraîne bientôt les mineurs dans la violence et la troupe tire sur les émeutiers. La mine est inondée par l’anarchiste Souvarine. Les conséquences seront sanglantes. Etienne échouera, pour reprendre plus tard le combat. Le printemps naissant éveille en lui l’espoir qu’un « Germinal » fera enfin triompher la justice…

Emile Zola
Mon Avis :

Roman militant, Germinal nous fait côtoyer le peuple des mineurs en pleine crise industrielle. Le travail est ingrat, mal payé, engraisse une bourgeoisie oisive, et pèse sur les familles comme une fatalité ; avec la montée de l’Internationale et du socialisme, des rêves d’émancipation poussent Etienne, le personnage principal, à déclencher une grève lorsqu’une nouvelle baisse de salaire menace d’affamer les familles d’ouvriers. Alors que la direction laisse le mouvement s’éterniser, comptant sur la faim pour ramener les ouvriers au travail, au contraire les mineurs s’entêtent dans leur détermination, et même se radicalisent : dans une escalade de violence et de chaos, les grévistes déclenchent une émeute et détruisent les équipements des mines pour obliger les non-grévistes à rejoindre le mouvement. Mais l’émeute finit dans le sang, plusieurs ouvriers, hommes, femmes et enfants confondus, se font tuer. La répression signe la défaite du mouvement : la moitié des mineurs, poussés par la nécessité, redescendent à la mine. C’est ce moment que choisit l’anarchiste Souvarine pour intervenir : sabotant la cuve inférieure du Voreux, il inonde la mine. Piégés à l’intérieur, quinze mineurs trouvent la mort, seul Etienne, qui était descendu pour aider Catherine (la fille des Maheu dont il est amoureux) survit assez longtemps pour être secouru. Désormais incapable de supporter ne serait-ce que la vue de la mine, ce Moloch accroupi se nourrissant de la chair des ouvriers, Etienne part à Paris pour retrouver Pluchart, son mentor, mais ne s’avoue pas vaincu, comme le montre la dernière phrase du roman :
« Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait bientôt faire éclater la terre. »
J’avais bien aimé l’Assommoir, j’ai adoré Germinal. Alors certes, on peut trouver des choses à reprocher à Zola : par exemple sa vision complètement obsolète des traits héréditaires, où les vices et conditions de vie des parents influencent la constitution physique et les prédispositions morales de leurs enfants (ainsi Etienne qui doit lutter contre les pulsions de l’alcool et du meurtre qui sont « dans son sang », ou encore les enfants des Maheu, d’une constitution chétive à force de générations de mineurs qui ne mangent pas à leur faim et s’épuisent au travail), mais même si, d’un point de vue scientifique, le discours est complètement faussé, cet espèce de déterminisme socialo-génétique conserve une vraie force poétique et tragique. Un autre reproche qu’on fait beaucoup à l’auteur, c’est de prétendre à l’objectivité à travers la narration omnisciente, alors que, clairement, l’auteur soutient un certain discours. Alors c’est vrai : Zola n’est pas tendre avec la bourgeoisie, dont le portrait est particulièrement chargé, que ce soient les Grégoire, vieux couple vivant « raisonnablement » de la sueur des ouvriers, bons chrétiens (c’est-à-dire charitables), mais aussi d’une condescendance et d’une ânerie crasses, et dont la bonté est toujours à côté de la plaque, donnant au nécessiteux précisément ce dont ils n’ont pas besoin (ils donnent des vêtements chauds à des enfants qui meurent de faim, et des souliers à un vieillard sénile cloué à une chaise…), ou les Hennebeau (en particulier la femme, qui n’a que mépris pour les ouvriers de son mari). Seul Deneulin, directeur besogneux d’une petite exploitation, qui, malgré ses voisins prêts à le dévorer, s’efforce de donner à sa mine un équipement de bonne qualité et à ses ouvriers des conditions de travail acceptables, est montré sous un jour à peu près positif. Même Négrel, l’ingénieur, qui n’hésite pas à se mettre en danger quand des catastrophes éclatent à la mine, a quelques bons côtés. Il s’agit avant tout, pour Zola, d’appuyer sur les défauts de la bourgeoisie de son époque, quitte à être démonstratif.
Mais du côté des ouvriers, on ne peut pas dire que le peuple soit idéalisé non plus, même si ce sont les conditions de vie, plutôt que les hommes eux-mêmes, qui sont pointées du doigt à travers les vices des habitants des corons. La famille la plus tragique est incontestablement celle des Maheu, qui symbolise à elle seule toutes les générations de mineurs sacrifiés dans le ventre de la mine ; et la Maheu, Mater Dolorosa qui, après avoir perdu son mari et plusieurs de ses enfants, redescend elle-même à la mine pour faire survivre ce qui lui reste de bouches à nourrir avec un misérable salaire de trente sous, est aussi une figure de révolte silencieuse mais déterminée. Et surtout, le peuple est décrit comme une force naturelle, capable, quand elle se met en mouvement, de tout emporter sur son passage : on voit bien l’influence des idées socialistes dans cette peinture de la force du peuple (j’allais dire force ouvrière… je vais peut-être éviter^^), mais en même temps, n’est-ce pas précisément tout le sujet de Germinal ?
Et puisque j’en viens à parler de socialisme, j’ai particulièrement apprécié, justement, la prise de distance de Zola : à travers plusieurs figures emblématiques (Rasseneur, Pluchart, Souvarine) qui chacune symbolise un mouvement, une tendance, Zola évite les partis-pris passionnés, ce qui est encore souligné par la candeur d’Etienne, qui se jette dans la grève sans trop savoir ce qu’il dit ou fait : Etienne, « à moitié savant », est encore tout entier dans l’idéal, alors qu’un Pluchart est avant tout un politicien, Rasseneur un modéré qui se méfie des gros éclats, et est plutôt partisan du dialogue avec le patronat, et Souvarine, l’anarchiste, est le radical, pour qui aucun vrai changement ne peut avoir lieu sans une révolution sanglante. Ces figures permettent à Zola de décrire la situation politique à l’époque de la crise industrielle d’une manière vivante, incarnée, et en particulier d’évoquer les schismes de l’Internationale.

Bref, j’espère ne pas avoir perdu trop de monde en route. Pour conclure, j’insisterai simplement sur ce qui, pour moi, fait avant tout la force des romans de Zola (pour ce que je peux en juger, n’ayant lu de lui que deux romans, L’Assommoir et Germinal) : c’est leur dimension profondément humaine et universelle. Même si Germinal est ancré dans un contexte historique particulier, on s’identifie aux personnages, dont les sentiments, les souffrances et les désirs sont intemporels ; et à vrai dire, même si c’est un rapprochement un peu facile, je n’ai pas pu m’empêcher de penser, à la lecture, que, de la crise industrielle du XIXe à la crise économique du XXIe, les choses, au fond, n’ont pas tellement changé.
Et sur ces bonnes ( ?) paroles, je vous laisse avec la bande annonce (pas terrible, mais le film est mieux !^^) de l’adaptation ciné de Claude Berri (1993) avec Renaud, Depardieu et Miou-Miou :